Sans filets
Sans filets : l’extase du danger.
Tomber quelques instants pour agripper ensuite, légère, le bois de bois qui oscille.
Avec le corps tendu jusque dans les moindres cellules, prêt à la chute et conscient de tous ses mouvements.
Avec les yeux de la foule suspendus à son propre sort et à son souffle retenu.
Avec la peur, glacée, délicieuse, qui se répand sans trembler.
Et puis les lèvres et les corps pressés, dévorés, consumés, sans aucune morale mais une conscience aigüe d’exister.
La même extase : le même danger. La réalité de ces quelques moments vaut tout, rachète tout. Toutes ces villes et tous ces amours qu’on quitte, ce corps tordu et déchiré par le travail, le manque de port où se reposer.
Dans les airs ou dans un lit le combat est le même. L’instinct qu’on refrène ou qu’on exalte, les délices humaines qu’il nous faut contrôler et l’abandon, juste un sublime instant.
Le corps de l’autre est un trapèze : un outil qu’on utilise à ses fins, dont on guide tous les mouvements et qui pourtant nous guide. Oh, toutes ces poitrines frêles, ces hanches violoncelles, ces lèvres tendrement entrouvertes...
Oh, tous ces soirs à la barre, sous le chapiteau, presque nue sous le costume à paillettes !! Brillante de mille feux.
Toujours le danger guette, mortel, et cette envie qu’il nous faut réfréner de tomber sans fin.
Mais le jour où l’on tombe...
C’est un soir que vient la chute. Le succès est complet, les applaudissements remplissent le corps et l’esprit. Mais elle est déjà là, tapie dans le public anonyme. Aucune barre du monde ne sera assez solide pour s’y raccrocher.
La chute, donc. Une gamine de quinze ans au menton volontaire et à la silhouette androgygne ; ses sourcils sont froncés dans un air de perpétuel entêtement.
D’abord ce n’est rien. La peau semble peut-être un peu plus douce, la voix un peu plus chantante.
Puis, c’est beaucoup. La réalité du bois sous les doigts écorchés, la réalité des doigts agiles, des langues expertes ne peut faire oublier la chute, qui s’insinue dans tous les pores de la peau. La chute tire vers le bas, pas encore victorieuse mais presque. L’image de la gamine ne s’efface plus et c’est son innocence teintée de perversité qui fait frissoner.
Alors la réalité s’efface peu à peu pour disparaître tout à fait. Il ne reste que le fantasme.
L’idée d’un départ pour une autre ville, jadis exaltante devient vite insupportable.
L’idée de la mort, obsédante, rend folle. Qu’importait de mourir du temps où le sol était encore solide sous les pieds ? Aujourd’hui, mourir serait la perdre à jamais.
Cette idée s’incruste au point de souhaiter un filet sous le corps trop fragile.
Car son corps désormais est plus qu’un outil. Il se revêt d’une âme, d’une volonté propre qui l’attire vers le gouffre.
La gamine, sa gamine, trop têtue trop susceptible. Naïve à la limite de la bêtise. Divine pourtant comme il est divin de tomber. Enfin, se laisser aller, arrêter cette quête insensée de la réalité des sens...
Abolie, cette réalité ! Seul reste l’esprit, aiguisé et tranchant. Peut-être, demain, une mèche de cheveux sera frôlée, un bout de peau effleuré ? Pudique et vierge, telle est l’enfant. Il ne faut rien exiger d’elle, aucun « déshabille-toi » du temps de ses maîtresses.
Pudique et vierge et pourtant ses yeux touchent les garçons du cirque. Ses yeux cherchent à séduire et pire : à être séduits !
Mais qu’importe : elle est là.
Elle l’a prise avec elle pour lui apprendre le métier. Elle l’a appellée son enfant. Une enfant qu’on désire et qu’on craint.
Elle lui enseigne doucement l’art subtil de la voltige, vérifiant toutes les secondes que le filet est bien tendu, dans la crainte de la voir basculer.
Parfois, le soir, son enfant disparaît pour boire un verre avec les garçons. Ces jeunes hommes à la peau bronzée lui ravissent sa fille, son amour sans remords et elle accepte éperduement.
Sa passion devient une douleur de plus en plus aiguisée : dans les airs elle ne la voit pas. Il suffira alors d’un instant d’inattention pour qu’on la lui ravise à jamais...
Alors elle s’élance de plus en plus maladroitement et les applaudissements se tarissents. La foule retient toujours son souffle, mais plus d’admiration : de peur.
Elle est vieille, elle qui ne le serait jamais. Elle se fait chaste et raisonnable, elle se fait silencieuse. Elle maigrit ; elle était légère, la voilà presque transparente.
Elle ne recherche plus l’extase mais le simple plaisir d’un baiser déposé sur sa joue osseuse ou d’une parole un peu tendre.
Jusqu’au jour où son corps trop tendu se décide à flancher. Il a suffit d’un instant, de l’image du visage de la gamine et de celui de Pedro, ou de Manuel, embrasés, pour que ses muscles lâchent.
Ce n’est pas la mort ; pas encore. C’est l’implacable retraite. Elle a de l’argent, de quoi s’installer dans cette ville ni aimée ni connue ; de quoi entretenir son enfant, lui acheter des robes et des bijoux.
Ici, loin des garçons du cirque, elle rêve. Son existence se passe sans qu’elle en ait conscience. Le bois qui écorche les paumes, la chaleur d’une peau, les projecteurs qui font pleurer ou l’éclat d’un cri de jouissance, c’est ce qui la rendait vivante. Aujourd’hui, il n’y a plus que l’illusion, tenace, d’être aimée.
La chute continue, elle a pris possession de tout son être. C’est une descente rapide dans le néant, car l’impact du sol est continuellement retardé.
La gamine n’en est presque plus une. Dix-sept ans et un sale caractère, elle l’appelle « mamie » et l’embrasse sur la bouche.
Elle se laisse déshabiller mais pas toucher ; elle parade, nue, pour faire plaisir mais refuse qu’on prenne des photos.
Le temps passe sans que sa réalité n’effleure cette existence immobile. L’enfant sort, rencontre des hommes comme jadis elle rencontrait les garçons du cirque. Quand elle revient elle lui dit : « je t’aime, mamie, plus que tout au monde ». Elle lui promet de ne jamais la quitter et ses paroles sont crues.
Elle devient grande et belle et perd de sa naïve adolescence.
Puis un jour : le sol. Il est fait de rocher aux arêtes tranchantes, qui écorchent la peau. Envolée la pure, la fraîche. Elle a laissé ses robes et ses bijoux.
Doucement, devant le miroir, elle les enfile. Elle s’essaye à l’imitation, elle recherche les gestes et les paroles de son aimée à travers elle-même. Ses pieds marchent constamment sur du verre brisé et sa peau la brûle comme en plein soleil.
Elle retrouve son corps avec sa douleur. Elle redécouvre chaque parcelle de son être, vivant, chaud, plein de souffrance et de regrets.
Elle se vide de larmes.
Dans longtemps, une lettre arrive. Elle a un parfum de rêve, sablé et interdit. Cette lettre, elle n’ose pas l’ouvrir, de peur que le fantasme qu’elle contient s’échappe : la réalité lui fait trop mal.
Alors elle reste là, avec une lettre pleine de promesses.
Elle restera là, immobile, prisonnière entre passé et présent, rêve et réalité.
Inspiration : "Sappho ou le vertige", extrait de "Feux" de Marguerite Yourcenar.
Les autres requêtes étaient:
Vargas : Sous les vents de Neptune :
- yuri : Retancourt/Ginette Saint-Preux (canadienne)
- yaoi : Adamsberg/Danglard
> Slash plus suggéré qu'avéré dans les deux cas. Je n'impose pas de contrainte, sinon le lieu, à savoir le Canada.
Les Chansons d'Amour :
- yuri : Alice et Julie, "jardin secret"
- yaoi : Ismaël et Erwan, "nid douillet"
Original :
- yuri ou yaoi: "Entre rêve et réalité", vertiges, un peu de jalousie piquante.
Toute liberté sur le genre du texte (humour, angst, etc...) et sur les concepts de personnages. Le slash n'est pas tenu d'être manifeste, il ne peut s'agir que d'un effleurement.